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22 septembre 2015

UTMBéatitude !...

« Ce n’est pas la force mais la persévérance qui fait les grandes œuvres »

   Samuel Johnson

MONTEE ROUGE-MiNi

Tous les récits épiques racontant l’UTMB se ressemble. On y retrouve forcément les mêmes descriptions de déambulations diurnes et nocturnes autour du Mont Blanc. Des descriptions empreintes de souffrances et de moments de bonheurs. Des descriptions où les mots « montées » et « descentes » se répètent toutes les 3 lignes. Des descriptions où l’on retrouve les mêmes passages, les mêmes ravitaillements, les mêmes bénévoles souriants, les mêmes coups de mou, les mêmes emportements euphoriques…

Mais, quoiqu’on en lise, chaque récit d’UTMB est unique car chaque ultra-traileur est unique. Qu’il soit hyper-préparé ou en manque d’entrainement, à sa dixième participation ou à sa première, sénior ou vétéran3, Français ou Coréen, optimiste ou pessimiste, gestionnaire ou spontané,…, chaque coureur l’aborde et le vit dans sa tête et ses entrailles à sa manière.

Cette année ne se courait pas 1 UTMB mais 2 300 UTMB…

Voici le mien.Un récit guidé par des souvenirs encore tièdes. Un récit sans prétention, ni emphase. Juste la réalité du terrain, agrémentée de quelques inévitables digressions…

Vendredi, cela commence plutôt mal pour moi.

J’arrive à Chamonix vers midi pour récupérer mon dossard et m’imprégner de l’ambiance de cette grand-messe du trail, impatient d’aller aller humer une atmosphère que l’on dit être si particulière, si poignante.

Lorsque je sors de la voiture, je m’aperçois que j’ai oublié mon sac de course à la maison. Putain !!!.... Ce sac que j’ai presque mis une journée entière à confectionner avec une attention maladive a dû rester sur la table de la cuisine !… Putain !!!... Dedans, il y a tout mon matériel de course : veste Goretex, frontales, pantalon de pluie, fine polaire, coupe-vent, gants, bonnet, bâtons, gourdes… Un gros coup de stress me submerge car je sais pertinemment que je n’ai pas le temps de faire un aller-retour sur Albertville. Deux options s’offrent à moi : soit, je rachète tout sur place (sic !), soit j’appelle Cathy, mon épouse, pour lui demander si elle peut m’apporter le dit-sac sur le champ.

Comment ai-je pu faire pour oublier un truc si important ?...

Acte manqué ? Signe du destin ? Etourderie impardonnable ?...

Cathy me sauve la mise (et notre budget). Elle laisse tout tomber et m’apporte le sac, à 14h30. Grand OUF ! de soulagement.

Je récupère mon dossard (le N°887) après que l’organisation ait vérifié l’ensemble du matériel obligatoire. Le gars qui passe à côté de moi est recalé car sa Goretex n’est pas une « vraie » Goretex !... Il en est quitte pour aller en acheter une chez Ravanel !... La rigidité, voire l’excès de zèle, du contrôleur peut surprendre, d’autant que le week-end a été annoncé caniculaire.

CHAM DEPJe m’équipe en configuration « course ». Juste en short et tee-shirt car il fait une chaleur torride. Nous déambulons dans la ville en attendant l’heure du briefing d’avant-course. Il y a un monde incroyable. Des centaines de personnes, toutes en tenues de trail, s’agitent ou font semblant d’être décontractées. Beaucoup de nationalités sont représentées. On entend parler espagnol, italien, japonais, coréen, belge, allemand, un peu français aussi.

17h30, j’assiste au briefing sur la place de l’Amitié sans écouter un traite mot de ce qu’il se dit. Mon esprit est accaparé par cette foule qui s’agglutine dans la zone de départ. Ça braille, ça jase, ça rie, ça s’exclame, ça se concentre, ça s’angoisse, ça se selfize avec l'élite, ça s’hydrate, ça s’échauffe sur place. Un asiatique récite des prières, des incantations que je suppose dédiées au Dieu Mont-Blanc.

La pression devient palpable, l’excitation est à son comble.

UTMB-MiNiJe ne sais pas trop dans quelle galère je me suis embarqué. Cette heure fatidique du départ, point de non-retour en arrière, je l’attends depuis longtemps. Depuis le début de l’année, en fait. Je suis relativement confiant mais quelques doutes m’habitent néanmoins.

Ma préparation a été à peu près correcte et, début juillet, j’ai plutôt bien couru le Tour des Glaciers de la Vanoise mais, ces dernières semaines je me suis peu entrainé notamment à cause d’une forte douleur au mollet et au genou que j’ai tenté d’enrayer à coup de Flector Tissugel, Biofreeze, Baume du Tigre, Baume St Bernard à la graisse de marmotte,….

Je prends quand même le départ motivé et déterminé à aller jusqu’au bout. J’ai mis un taping* à mes deux genoux, doublé d'une fine genouillère de maintien au gauche.

18 heures précises, la musique de Conquest of Paradise retentit dans les haut-parleurs. Ce moment convenu, attendu est sans surprise mais d’une intensité vraiment incroyable.

Le départ est lancé. Une foule ininterrompue de spectateurs applaudit à tout rompre, amassée de part et d’autre de la rue Paccard, et ce jusqu’au lac des Gaillands. La course est assez rapide, légère. Je me répète en boucle que je ne dois pas m’enflammer mais je suis porté par les encouragements. Impossible de réduire l’allure.

Après les Houches, le sentier monte jusqu’au Col de Voza. Les coureurs deviennent tous marcheurs, ce qui me permet de récupérer un peu.

MONTEE VOZA-MiNi VOZA 2-MiNi

J’atteins Saint-Gervais à la tombée de la nuit. Enormément de spectateurs et de ferveur là-aussi. Le passage de l’UTMB semble être un vrai évènement.

RQVITO ST GERVQIS-MiNi

Etape suivante, les Contamines Monjoie. J’y retrouve Cathy, mon assistance officielle. Elle me fournit short et tee-shirt secs ainsi que quelques pita-houmous, petits sandwiches à base de purée de pois-chiches, préparation des plus énergétiques si l’on en croit les dires de Scott Jurek, l’ultra fondeur-américain (et, moi, je crois tout ce que dit Scott Jurek !...).

S’en suit une longue transition relativement plate jusqu’à Notre Dame de la Gorge. Le nombre de spectateurs se raréfie. Je sens la fatigue qui commence à s’installer mais je continue à courir avec un groupe de même allure qui s’est formé naturellement. Je mets cette sensation de fatigue sur le compte d’un départ un peu trop rapide.

Ascension du Col du Bonhomme. La montée se fait en file indienne. Je suis calé entre un Italien et un Espagnol, ou plutôt un Catalan. Quand on se retourne, on ne voit, dans la nuit, qu’une longue guirlande lumineuse qui serpente le versant de la montagne. Le rythme imprimé est plutôt lent, ce qui me va très bien. Une petite bise souffle mais il ne fait pas froid. Je reste en tee-shirt-manchons. Le ralentissement du rythme dissipe la fatigue. Je baille deux fois de suite à m’en décrocher la mâchoire, alors j’enfile les écouteurs de mon MP3 et balance ma playlist spécial UTMB, à fond de volume, histoire de traverser la nuit sans m’endormir. « A time to be so small » d’Interpol rugit dans mes oreilles et me maintient bien éveillé.

Pour l’instant aucune douleur n’est encore apparue. Mon inflammation au mollet gauche, ressentie durant tout le mois d’août et sujet de ma vive inquiétude, a disparue, comme par enchantement (???). Je gobe quelques gommes énergétiques Chomps de Gu à la pastèque.

Après le col, belle descente d’environ 900 mètres de dénivelé, jusqu’au hameau des Chapieux. Ma frontale Stoots, tel un phare, éclaire mes foulées. Je gambade comme un chamois, double pas mal de concurrents qui, eux, prudents, trottinent pour ne pas hypothéquer la suite de la course. Je sais qu’après cette descente, cela remonte et que j’aurai le temps de récupérer. Enfin, ça, c’est que je croyais…

Les chansons s’enchainent au fil des kilomètres : après Interpol, Nasser, Django Django, Stevans, c’est au tour de Shaka Ponk. La musique, si elle me tient éveillé, m’isole aussi. M’isole des autres, m’abasourdit et déconcentre ma vigilance. Je coupe le MP3 et ne le rallumerai pas de toute la course.

NUIT COL BONHOE-MiNi NUIT 2-MiNi

Physiquement, je me sens plutôt bien. Il reste encore pas mal de kilomètres à parcourir (120 environ) mais je n’y pense pas trop. Visualiser un ultra dans sa globalité risque de vous anéantir rien que par la pensée. Du coup, j’ai suivi les conseils que Dawa Sherpa m’avait distillé pendant le Solu Khumbu Trail. Un précepte Népalais assure que « toute chose longue et difficile n’est que la somme de choses courtes et faciles… ». J’ai donc saucissonné mentalement le parcours en tronçons. D’un ravito à un autre ravito. Avec l’objectif d’y faire de grandes pauses pour me requinquer et avec la certitude d’en repartir bien ragaillardi. Chaque arrivée à un nouveau ravitaillement est une petite victoire en soi et une douzaine de kilomètres de rajoutée au compteur.

J’arrive aux Chapieux, vers les 3 heures du matin. Je ne vois pas Cathy qui avait pourtant prévu d’y être. Je suppose que, fatiguée, elle a dû rentrer se reposer à la maison. En fait, elle est bien aux Chapieux mais elle s’est endormie dans la voiture….

J’entends crier mon prénom. Je suppose que c’est un spectateur insomniaque qui l’a vu inscrit sur mon dossard et qui m’encourage comme si j’étais son meilleur pote. En fait, dans la pénombre, je reconnais Xavier (avec qui j’avais fait l’Imja Tsé au Népal) et Olivier (avec qui j’avais fait une sortie nocturne à la Tournette d’Annecy). A l’origine, ils étaient venus aux Chapieux pour encourager un ami à eux mais ils l’ont raté. Du coup, ils m’accompagnent jusqu’au Col de la Seigne.

chapieuxLa partie bitume jusqu’à la Ville des Glaciers pique les cuisses. Montée plutôt énergique en suivant Xavier (qui a terminé 31ième de l’UT4M) et Olivier (23ième du TGV)… La récupération, cela sera pour plus tard. Nous discutons tout le long. Du Népal, d’ultras, de projets à venir. Leur compagnie me fait grimper le chemin du Col de la Seigne sans que je ne m’en rende vraiment compte.

Au grand cairn qui marque l’arrivée au Col, je me retourne et voit une longue ligne de spots lumineux qui se dessine jusqu’aux Chapieux. Il y a encore beaucoup de monde derrière.

Je quitte Xavier et Olivier et me dirige vers le Col des Pyramides Calcaires tout proche. Descente vers le Refuge Elisabeta par un monotrace très caillouteux. Quelques casse-cou me doublent à toute vitesse. Je préfère courir tranquillement. Cette longue nuit a quelque peu émoussé ma vigilance.

300 mètres plus bas, c’est le ravitaillement du Lac Combal. Le jour se lève. Grande pause où j’engouffre pas mal de nourriture. Il fait assez frais, j’enfile mon coupe-vent. Je me sens toujours en forme. Pas de douleurs alarmantes, juste quelques lancements aigus dans le genou gauche.

Nous passons devant le lac Combal nimbé de brouillard. Le chemin grimpe sèchement jusqu’à l’Arête du Mont Favre. La vue sur le Mont Blanc y est extraordinaire.

ONT FQVRE-MiNi

Le parcours est un véritable yo-yo, nous alternons montées et descentes. Petit à petit les 10 000 mètres se consument.

Passage au Col Chécrouit puis descente plongeante de 1 200 mètres de dénivelé jusqu’à Courmayeur.

Avec une Argentine, au tee-shirt rayé de bleu et blanc, nous nous relayons dans la pente. Je me fais plaisir et m’enflamme un peu. Un peu trop.

Deux farfadets ailés virevoltent dans ma tête. Un angelot et un diablotin. Le petit ange m’intime l’ordre de ralentir, de mieux gérer ma course, de doser mon effort, d’économiser mes cuisses…

- Sois raisonnable Jean-luc ! Tu connais les conséquences de tels agissements irresponsables !... Tu vas le payer cash bientôt !... Tu sais qu’il te reste encore beaucoup de chemin à faire !... Ralentis !...

Quant au diablotin, il brandit sa fourche et m’exhorte à lâcher-prise.

- Allez Jean-luc, envoies du bois !... Depuis les Chapieux, depuis 25 kilomètres, tu marches, tu te traînes, tu cours comme une savate !... Oh ! C’est l’UTMB ici !... T’es pas en train de faire ta randonnée du dimanche !... Allez, fais-toi plaisir !... Lâches-toi !...

Le diablotin s’avère, sur le moment, plus convaincant et je poursuis ma descente démoniaque, sautant les rochers affleurants, enjambant les racines tortueuses, doublant concurrents avisés et spectateurs médusés… jusqu’à débouler dans la ville à toute allure (toute proportion gardée…).

Moment d’euphorie où l’on se sent invincible, invulnérable.

SOUPE-MiNi

Une foule d’Italiens excités nous acclame à Courmayeur. Je récupère mon sac de délestage et m’installe sur un strapontin dans la salle du Forum Sports Center. J’ai besoin de repos, de liquide et de solide. Je me change (short, t-shirt, chaussettes, baskets), m’hydrate abondamment (plus de 2 litres d’eau !). Je m’alimente à profusion (pâtes, soupe, oranges, saucisson, fromage, barres énergétiques,…), je mange comme quelqu’un qui n’a pas mangé depuis 3 jours. Une fois repus, je m’étire longuement. Par contre, impossible de dormir comme je l’avais prévu et comme on me l’avait conseillé. Il y a trop d’agitation et de bruits. Et puis, je n’en ressens pas vraiment le besoin.

Je quitte ce « paradis » presque à regret mais le chrono tourne... Je m’engage, vers les 13h, dans la raide montée (800 mètres dénivelé) qui conduit à l’étape suivante : le refuge de Bertone.

Deux images m’envahissent alors le cerveau. La première est celle de la C.C.C. (Courmayeur-Champex-Chamonix) faite en 2009 avec mon copain Jean-luc. Et, là, je réalise qu’il me reste encore une CCC entière à accomplir…

La seconde image est celle de cette même montée que nous avions grimpé, lors de notre Tour du Mont Blanc 2003, avec ma fille Clémentine (âgée alors de 14 ans), comme des fusées !... 

Je me colle à un groupe qui marche d’un pas soutenu bien décidé à ne pas le lâcher. Je trouve l’allure un peu trop rapide mais je tiens le rythme imposé. Nous dépassons une bande de randonneurs américains qui s’enflamme à notre passage. « Good job ! Good job ! » n’arrêtent-ils pas d’hurler.

J’arrive à Bertone les cuisses en béton. Plus de jus. Triple ration de soupe (plus pour les vermicelles que pour la soupe…), 4 ou 5 verres de Coca, des Tucs à profusion, des quartiers d’oranges, des barres énergétiques, du saucisson, du cake aux fruits, une tarte abricot-maison, du fromage, de l’eau pétillante, des bouts de banane, encore une dizaine de Tucs… J’engouffre tout ça sans me soucier de savoir si c’est du sucré ou du salé et, surtout sans me soucier de ce qu’il va advenir de ce mélange une fois qu’il sera stocké dans mon estomac. Les bénévoles, ceux de Bertone comme ceux des autres ravitaillements, sont vraiment formidables. Ils s’agitent dans tous les sens pour nous servir, remplissent nos gourdes, nous distillent des tas d’encouragements bienveillants, nous gratifient de sourires chaleureux et nous font croire que le prochain ravitaillement est tout proche… L’un d’entre eux m’annonce tout sourire que j’ai déjà effectué la moitié de l’UTMB ! Ce qui signifie, en d’autres termes, qu’il en reste autant à faire !...

RQVITO BERTONE-MiNi

De Bertone, nous rejoignions le Refuge Bonatti. Je me sens un peu las. Je marche derrière 2 autres traileurs-marcheurs. J’en profite pour me délecter de la vue, à gauche, sur les majestueuses Grandes Jorasses. Un hélicoptère nous survole en rase-motte pour nous filmer et nous nous sentons alors tous obligés de faire mine de courir.

Sous le refuge, je marque une longue pause et mange une barre énergétique. J’urine pendant au moins 5 minutes !... Une urine à la couleur « pastis bien tassé » qui semble me dire que je dois boire plus que je ne le fais déjà.

A Bonatti, nouveau ravitaillement copieux. Je refais mes niveaux hydriques en buvant 1,5 litres d’eau coupée de Coca. Le ciel se moutonne de gros cumulus. Une bénévole nous prévient que nous risquons d’avoir des orages de chaleur dans la nuit. Manquerait plus que ça !...

Revigoré, je trottine ensuite jusqu’à Arnuva en m’accrochant à un concurrent aussi rapide lent que moi. Long arrêt de nouveau.

SAUT ARNUVA-MiNi

Ravitaillement gargantuesque. Je me demande où va tout ce que je mange et bois. Je me reprends trois bols de soupe, nourriture mi-solide, mi-liquide, bien salée, qui passe bien. Je ne supporte plus les gels hyper-glucidiques, ni les oranges. Cela m’écœure. Je me fais 5 mini-sandwiches « pain-saucisson-fromage » que j’engloutis aussitôt. Je prends le temps de m’assoir et de me reposer. Je discute avec un traileur barbu qui en a plein les jambes, qui rêve d’hamburgers et qui raye, sur sa carte plastifiée, ce qu’il a déjà couru… Un bénévole nous félicite d’être arrivé jusque-là et, comme pour justifier ses louanges, il nous informe que 500 coureurs ont déjà abandonnés, principalement à cause de la chaleur.

Je quitte Arnuva un peu désabusé, l’esprit absent, et prend la direction du Grand Col Ferret. La montée est harassante. Le soleil cogne dur. J’ai une pensée pour mon père qui doit m’observer du haut du Mont Blanc… Je me raccroche à son visage souriant qui flotte toujours dans un coin de ma tête. Sa force et son obstination m’imprègnent. Cette pensée me met les larmes aux yeux. Quand le corps frôle ses limites, les émotions jaillissent comme des fontaines.

FERRET 2-MiNi

Je me fais doubler par une « jeunette », une Lyonnaise, qui semble commencer la course tant elle avance avec sourire et énergie.

Je monte lentement. En prenant, comme dit le dicton, mon mal en patience. Je ne me pose aucune question. Je marche, sans regarder vers le haut, en essayant de me préserver de toute pensée négative.

J’arrive néanmoins à doubler plusieurs concurrents au bout du rouleau. Il y a des tas de petits ruisseaux qui dévalent la pente. A chaque fois que j’en enjambe un, je me mouille le visage, la nuque, la casquette. Un italien est exténué, il jette ses bâtons par terre et hurle un « Va fancoulo !» des plus compréhensibles.

Je ressens aussi un gros « coup de mou ». Je maudis tous ceux qui ont dit ou écrit que l’UTMB était un parcours « roulant » !... Je me maudis moi-même. Mais qu’est ce qui nous pousse à nous engager dans de telles entreprises ?... Chaleur, faim, soif, fatigue, douleur, adversité, doutes… Toutes ces sensations nous assaillent les unes après les autres. La pire, celle qu’il faut redouter, reste le découragement, l’abattement, le raz-le-bol. Le « Putain, qu’est-ce que je fous là !... ». On se surprend à s’imaginer allongé dans son canapé, devant sa télé, une bière fraiche à la main… On se surprend à penser « C’est quoi cet UTMB de merde !... Plus jamais ça !... C’est décidé, je jette mes baskets et je me mets au ping-pong !... ».

BONQTI-MiNi

Heureusement que l’expérience nous apprend que ces moments de découragements ne sont que passagers. L’expérience nous apprend qu’il faut se recentrer sur le moment présent, savourer sa chance, ouvrir les yeux. Je me remémore alors un tas de citations qui se prêtent bien à ce moment.

Comme le mantra du maître zen Tchi Nhat Hanh « Respires, souris et agis lentement ».

Ou comme la phrase du poète René Char « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque ! ».

Je me mets à sourire (à personne), à respirer profondément et à marcher lentement…

Pour la première fois depuis le départ, je suis seul. C’est assez incroyable pour être souligné. Presque personne devant, presque personne derrière.

Au Grand Col Ferret, je reconnais la tente North Face orange que l’on voit dans tous les reportages sur l’UTMB. Je m’assois quelques minutes dans l’herbe pour manger des gaufrettes énergétiques Powerbar (celles avec de la C2 MAX !), un petit plaisir que je me réservais pour les moments difficile… Au loin, le Cervin et le Grand Combin, annoncent notre arrivée imminente en Suisse. Avant de repartir du col, un contrôleur m'apprend que Xavier Thévenard a franchi la ligne d'arrivée depuis quelques temps déjà. Il remporte cet l'UTMB en 21h...

COL FERRET-MiNi

gauffrettesLe chemin descend en larges virages jusque dans la vallée. Je n’arrive plus à courir tellement j’ai mal aux cuisses (fatigue) et aux deux genoux (douleurs sous-rotulienne). Au col, j’ai enserré mon genou droit d’une bande Elastoplaste pour exercer une légère pression et tenter d’enrayer la douleur.

J’opte pour une marche rapide alternée de petit trot.

DESCENTE FERRET-MiNi

Je dresse dans ma tête la liste de tout ce que je devrai améliorer pour devenir « meilleur », plus endurant, pour moins souffrir. Comme passer à 4 entrainements fermes par semaine, croiser avec du VTT ou de la natation, réformer durablement mon alimentation, me coucher plus tôt, arrêter de photocopier de postures d’étirements ou de renforcements musculaires mais les faire en vrai,… De sages résolutions qui m’occupent l’esprit quelques minutes mais que je n’appliquerai surement jamais.

Je fais un bout de route avec un Chinois - Qian - dont l’obsession est de savoir où se trouve le prochain check-point (il me posera la question une dizaine de fois). Il me raconte que ses vacances seront constituées de 6 jours à Chamonix (UTMB), suivis de 6 jours en Islande, suivis de 3 jours en Italie… Nous discutons dans un anglais discutable jusqu’à La Peule. Lui aussi a mal aux genoux mais cela n’entame pas son moral. Il est toujours joyeux, souriant et m’affirme être très heureux d’être ici.

AIQN-MiNi

Je me souviens alors du message de mon ami Antoine « Profites de cette superbe expérience ! ». Me concentrer, profiter de l’instant présent, voilà qu’elle doit être mon unique préoccupation. Me rappeler où je suis et ce que je suis en train de faire.  Je cours l’UTMB !... Quelque part, je suis un privilégié. Peu importe la fatigue, la douleur, la chaleur qui m’écrasent,… Je dois profiter de ces heures que l’on ne vit qu’une fois dans sa vie !...

De fil en aiguille, j’arrive en vue du ravitaillement de La Fouly. Je fais les derniers kilomètres en trottinant avec Thomas, un Polonais, souriant lui aussi. Les spectateurs nous acclament comme si nous étions les premiers de la course. Leur enthousiasme fait chaud au cœur même si on ne sait dire s’il est d’admiration ou de compassion ?...

Longue pause d’une demi-heure. Plein d’eau, de Coca, de vitamines, de sucres lents et rapides.

Je repars de La Fouly rechargé à bloc et motivé. Je connais le parcours et je sais que jusqu’au pied de Champex (14 kms environ) le parcours est plat, voire légèrement descendant. Pour remettre mon corps en action après cette longue pause, je commence par une marche active.

Je ressens aussitôt de fortes douleurs dans les deux genoux, au niveau de la rotule et des tendons de derrière. Au bout de quelques mètres, je n’arrive même plus à avancer tellement les inflammations sont aigües.

Un mauvais pressentiment m’envahit. Celui de la blessure irréversible, celui du jeté d’éponge, de l’arrêt, de l’abandon… Je m’assois sur la pelouse fraichement tondue d’un riche propriétaire suisse. Je sens le désespoir me remplir. Je sombre dans le noir. Je dois réagir. Et vite.

Assis en tailleur dans l’herbe, je souffle et inspire profondément pendant quelques minutes en essayant de ne penser à rien. De ne plus penser à ces genoux noueux, à la démesure de l’UTMB, à ce qui me reste à faire, à vouloir finir à tout prix… Difficile de ne penser à RIEN. Des images furtives traversent ma tête. Un défilé de visages connus s’enchaine. Mon épouse Cathy, ma fille Clémentine, mon père, ma mère, mon frère Éric, mes amis : Pascalito, Hubert, Mickael,… Tous semblent me hurler « Ressaisis toi, espèce de figue molle !... Lèves-toi et cours !... T’es pas venu ici pour ramasser des marguerites !... ». Cette respiration forcée et ses apparitions en cascades m’apaisent. Je me sens plus serein et enclin à trouver une solution plutôt qu’à me lamenter, plutôt que de pleurnicher sur mon sort.

Je repense à la devise de ma famille (devise inventée pour motiver mon neveu Théo quand je l’emmenais courir en montagne et qu’il commençait à accuser la fatigue et à vouloir s’assoir par terre toutes les 2 minutes). « Un Cadenel ralentît mais ne s’arrête jamais ! »...

J’opte pour tout enlever (taping, strapping de fortune et genouillère) et je repars ainsi, les genoux libérés de toute contrainte (mais de toute protection aussi). La douleur s’atténue aussitôt, j’arrive à trottiner de nouveau en ressentant quand même des douleurs vives.

PAPY TRAILJe m’arrête deux cent mètres plus loin pour me faire un nouveau taping au genou gauche. Un papy, qui arbore une barbe blanche de 40 cm, passe en trombe devant moi.

Je rencontre Jean-Christophe, un Toulousain, et m’oblige à trotter avec lui jusqu’à Champex-Lac. Quand nous passons dans le petit village de Praz de Fort, ma Suunto affiche 122 kilomètres. Je réalise que je viens de dépasser mon record de distance qui était d’une centaine de kilomètres (Montagn’Hard et Ultra Tour du Beaufortain).

Avec Jean-Christophe, nous discutons de tout et de rien comme si nous étions des amis de longue date. Il se crée avec les coureurs que l’on croise en chemin, des liens d’amitiés naturels. Dans un ultra, les concurrents ne sont pas des adversaires, des rivaux, des « ennemis » mais bien des alliés. Des alliés qui vont vous aider à avancer, à trottiner, à relancer la machine, à positiver. Les relations qui se créent alors entre coureurs sont fortes. Une amitié éphémère, qui durera entre 5 minutes et quelques heures, mais que, sur le moment, nous croyons éternelle tant ce dit-moment passé ensemble, est un moment de partage intense. Les sujets de conversations sont toujours les mêmes. On parle chiffons, chaussures, gels, courses faites, courses à venir, entrainements… Mais peu importe ce qui se dit, l’essentiel est d’avoir quelqu’un à ses côtés pour rompre cette pesante solitude.

Toute compagnie est salutaire. Toute compagnie est un appui, un réconfort. Le seul véritable concurrent à combattre est soi-même… Dépasser ses propres limites, sortir de sa zone de confort, ne pas céder aux sirènes de l’abandon, résister aux tentations, se ressaisir avant qu’il ne soit trop tard,… C’est Platon, le philosophe, qui disait que « la plus grande victoire, c’est la victoire sur soi. »

Au fil des kilomètres, la fatigue et le manque de sommeil  aidant, on se retrouve souvent en proie à cette dualité. A cette confrontation avec soi-même. Un conflit d’intérêts entre le « patron » (le cerveau) et les « exécutants » (les jambes). On assiste à des dialogues complètement hallucinatoires. Comme quand, au beau milieu d’une montée abrupte, le « chef » supplie de se ranger sur le côté pour se reposer 5 minutes et que les jambes refusent car, elles, elles savent que si elles s’arrêtent, ne serait-ce que 5 minutes, elles ne repartiront plus ou qu’avec de grandes difficultés… Ou, au contraire, quand les membres inférieurs tiraillés, épuisés, vidés, ankylosés, veulent marquer une pause salvatrice et que le Big Boss, insensible à leurs jérémiades, leur impose de poursuivre la route…

BONHOMME-MiNi

Durant la montée à Champex, je sens la forme revenir au galop. Mes cuisses répondent bien à l’effort demandé. De plus, comble du bonheur, en phase de montée, je ne ressens aucune douleur aux genoux. Vraiment aucune. Avec Jean-Christophe, nous doublons pas mal de coureurs exténués qui trainent leurs baskets et leurs bâtons. C’est incroyable comme on peut retrouver une forme sémillante alors que quelques heures auparavant on était complètement épuisé, au bord de la décrépitude.

L’arrivée à Champex est un grand soulagement. Je sais que je tiens le bon bout. La course est loin d’être finie (il reste encore environ 45 kilomètres) mais, sauf gros imprévu, je devrais arriver à bon port. Je ne sais pas à quelle heure mais je devrais y arriver. Je m’accorde une longue pause pendant laquelle je mange, bois, me réchauffe, discute avec d’autres coureurs. Certains sont vraiment très atteints, émettent de sérieux doutes sur leur devenir, parlent d’abandon. Je discute plutôt avec les optimistes.

J’ai envie d’aller voir un kiné mais la file d’attente devant la salle de soins m’en dissuade. Dormir à Champex est impossible tant il y a du monde et du bruit. Celui qui arrive à s’endormir dans ce vacarme risque de ne se réveiller que le lendemain, voire le surlendemain… Je ne me sens pas très frais mais je ne croule pas sous le manque de sommeil non plus.

Je quitte le ravitaillement de Champex alors que la nuit tombe.

A l’extérieur, un froid glacial me saisit. J’enfile Buff, coupe-vent, bonnet et gants de soie. D’après mes rapides calculs mentaux, je pense en avoir pour 4 bonnes heures pour rejoindre la prochaine grosse étape : Trient. 4 heures, rien que ça !... Je pars pour un tronçon de 4 heures, dans la nuit noire et le froid… 4 heures, c’est le temps que je mets, en voiture, pour faire Albertville-Marseille… C’est ahurissant ce que les endorphines arrivent à nous faire accepter…

Je longe le lac qui, en plein jour, doit être splendide. Là, il est plongé dans un noir d’encre. Mon ventre me pèse. Jusqu’à présent tout ce que j’engouffrais pendant les ravitaillements passait plutôt bien. Barres de céréales et Tuc devaient directement apporter leur énergie aux muscles, sans passer par la phase digestion. Là, je me sens barbouillé. Le gout du sucré m’écœure. Beaucoup de coureurs sont dans ce cas. Certains vont jusqu’à vomir ou à ne plus s’alimenter. Pourtant, tout le monde sait que ne plus s’alimenter, c’est hypothéquer son capital forme. Les muscles ont besoin de carburant. Oxygène, eau et nutriments. Sinon, c’est la panne sèche assurée.

Le début de ce tronçon est très roulant. Je me surprends a encore parvenir à courir. Une course lente mais qui reste de la course. Je trouve une paire de gants au sol, surement tombée d’un sac à dos. Je me force à rejoindre mes prédécesseurs pour leur restituer. Je remonte ainsi tranquillement une dizaine de coureurs jusqu’à tomber sur un Japonais, propriétaire des dits-gants. Il me remercie comme si je venais de retrouver son passeport ou une liasse de yens.

Au Plan de l’Au, le sentier s’élève durement. C’est la grimpette de Bovine, redoutée par plus d’un. Je me greffe à un petit groupe de 4 coureurs qui monte à une cadence plus que raisonnable. Nous traversons des ruisseaux en évitant de nous mouiller baskets et chaussettes. Je suis toujours en forme et mes genoux ne me tiraillent pas. Je sens que je pourrais aller plus vite mais je me force à rester avec le quatuor. D’autres coureurs nous ont rejoints et restent sagement derrière.

CHIMAvant d’atteindre Bovine, je passe en tête du groupe (les gars de devant se sont arrêtés pour uriner, grignoter ou se reposer). Je me retrouve seul jusqu’à la bascule de Portalo. La lune, quasi pleine, éclaire les ténèbres. Des milliers d’étoiles constellent le ciel. La montée m’a bien réchauffé, j’enlève coupe-vent et Buff. J’en profite pour manger une barre Chimpanzee au raisin et walnut. Je ne sais pas si cette barre est vraiment énergétique mais, quoiqu’il en soit, son goût est excellent.

Dans la descente vers la Giète, j’ai un moment de panique car je ne vois plus de marquage. De jour, le parcours doit être évident mais, de nuit, les choses sont différentes. Je suis rejoint par un autre coureur avec qui je partage ma panique. Finalement, plusieurs centaines de mètres plus loin, nous retrouvons les rubans fluorescents et, au loin, le feu crépitant du check-point de La Giète. Mon partenaire s’y arrête pour dormir une dizaine de minutes. Quant à moi, je poursuis la descente jusqu’au Col de la Forclaz.

DORMEUR-MiNi BENEVOLE FEU-MiNi

J’entends des cloches tinter et j’aperçois, dans la pénombre, des petits bonhommes qui m’encouragent en agitant des cloches. Je les remercie avant de m’apercevoir qu’il s’agit d’un troupeau de vaches… Le manque de sommeil commence à perturber mon jugement. Il parait qu’il est fréquent d’avoir des hallucinations de la sorte.

Connaissant les conséquences sur les quadriceps d’une descente engagée, je descends en m’économisant. Alors que je croyais que mes douleurs aux genoux s’étaient stabilisées, passé La Forclaz, une forte inflammation m’irradie. Comme une brulure, comme un blocage. Satanée impermanence !... Le mauvais succède au bon, le bon succède au mauvais !... Je préfère de loin les montées aux descentes, surtout  quand ces dernières s’avèrent être interminables. Je ralentis encore plus l’allure jusqu’à marcher quand j’arrive en vue de Trient.

A Trient, une magnifique surprise m’attend. Alors que j’atteins le ravitaillement, je reconnais Cathy parmi les quelques supporters appuyés contre les barrières. Quelle étonnement et quelle joie de la voir. Elle s’est levée aux aurores pour pouvoir être là. Du coup, mon moral qui s’effondrait à cause de mes douleurs aux genoux, remonte en flèche. Le bonheur envahit mon cerveau. La motivation qui déclinait remonte à son apogée. Ce coup de boost m’incite à me ressaisir. Je ne dois plus douter, plus me plaindre. La douleur fait partie du jeu. L’envie et la réjouissance doivent être plus fortes que la fatigue et la douleur. Un jeu auquel personne ne m’a forcé à jouer. Je dois me réjouir d’être ici, dans cette fabuleuse aventure. Je me restaure longuement (Cathy m’a apporté des pita-houmous…).

Après Trient, s’élève la montée des Tseppes. 850 mètres de positif. Mes cuisses répondent toujours mais je commence à sentir la fatigue. Mes genoux, comme à chaque fois que ça grimpe, sont insensibles. Je rejoins un groupe de 6 coureurs emmené par une fille. Le groupe ne traîne pas mais j’arrive à m’y accrocher. Je reste avec lui, jusqu’à la bascule de Catogne. La descente qui s’en suit vers La Grand’Jeur réveille rapidement mes genoux meurtris. Putain !!!... C’est quoi ces saloperies de genoux cagneux de vieux !... Je me fais doubler par des dizaines de coureurs, les même que j’avais doublé avec une relative facilité dans la montée.

Le sentier descend en de larges lacets, pas de pièges. D’habitude, je dévale sur de tels parcours. Là, je me traîne. Je m’appuie sur les bâtons comme si c’était des cannes. J’arrive à doubler néanmoins 5 ou 6 coureurs qui marchent comme des canards boiteux ou qui se sont jetés sur le bas-côté pour piquer un roupillon nécessaire. Je passe le temps en additionnant le nombre de coureurs qui me dépassent et en soustrayant le nombre de ceux que j’arrive à doubler ; le résultat me donnant le nombre de places perdues au classement. La douleur aux genoux se fait de plus en plus vive, de plus en plus incommodante. J’ai peur pour la suite…

KAZANT

Un sursaut de lucidité et d’orgueil me saisit. J’ordonne à mon cerveau de faire le vide. De ne plus raisonner en nombre de places perdues ou gagnées. Qu’importe le classement ! Qu’importe le chrono !... Si des coureurs me dépassent tant mieux pour eux. Si je le double, je les plains car, à voir leur démarche et leurs grimaces, je suppose qu’ils souffrent bien plus que moi… Je dois éliminer de mon esprit toute notion de compétition. Je ne cours pas contre les autres. Dans un ultra comme l’UTMB et compte-tenu de mon niveau, cela n’aurait aucun sens. Je dois aussi éliminer toute considération négative du type « Vais-je terminer ? », « J’espère que mes genoux tiendront le coup ? »… Eliminer toute idée de peur et chasser toute supplique d’espoir… Me revient en tête ma citation favorite de l’écrivain Crétois Nikos Kazantzakis, l’auteur du fameux Zorba le Grec : « Je n’ai peur de rien. Je n’espère rien. Je suis libre ! »… Voilà, ce que je dois être : Libre !...

 J’arrive à Vallorcine gonflé à bloc, le cœur léger mais les genoux en vrac… Je retrouve Cathy qui m’annonce que j’ai encore gagné quelques places depuis le dernier ravitaillement. Je me demande comment cela peut être possible ?...

Je me change (short, tee-shirt) et entreprend de refaire mes tapings aux genoux car il faut à tout prix que j’enraye ces satanées douleurs. Il me reste, en gros, une belle montée d’environ 1 000 mètres de dénivelé, une contre-pente et une longue descente de plus de 1 000 mètres jusqu’à Chamonix, le terminus. Je m’assois à même le sol et déballe mon rouleau de taping, prêt à m’appliquer au mieux. C’est alors que je me fais interpeler par un kiné.

-  Mais, qu’est-ce que tu fais là comme un malheureux ?... Viens donc dans la salle de soin, je vais te faire un taping aux petits oignons !... Tu seras bien mieux installé là-bas… ».

Sa sollicitude me va droit au cœur et je lui emboite le pas. Je me retrouve allongé sur un lit de camp, près d’une bouche de soufflage d’air brûlant. Mon voisin a enlevé baskets et chaussettes. Ses pieds sont massacrés. Des ampoules énormes, hyper-gonflées ou déchiquetées, couvrent ses talons et ses plantes. Je suis heureux d’avoir passés les miens au citron grec les 15 jours précédents la course… Le kiné, Fabien, m’explique que, vu l’inflammation que j’ai au niveau des deux rotules (boursouflures bien enflées) le problème ne viendrait pas des genoux mais de l’insertion du quadriceps. Ce qui expliquerait, entre autre, le fait que je ne ressens la douleur que dans les descentes. Il me propose de me faire un taping en conséquence. Je lui fais une confiance aveugle en me disant que, de toute façon, je n’ai rien à perdre.

TAPINGUne fois le taping effectué et le kiné chaleureusement remercié, je ne m’éternise pas.

Je quitte Vallorcine vers les 6 h du matin.

J’ai 5 heures d’avance sur la barrière horaire, de quoi être très serein. Il fait encore sombre mais on sent que le jour est sur le point de se lever. Un double sentiment m’étreint. De la lassitude, surement causée par la fatigue et le manque de sommeil. Et une immense joie car je sens que rien ne pourra m’empêcher de finir cette course. La certitude fait place au doute.

En fait, je suis surtout à l’écoute de mes genoux. Depuis que je suis reparti de Vallorcine, aucune douleur ne se fait ressentir. C’est tout simplement incroyable !... Je ne sais pas si je dois mettre ça sur le compte de ma demi-heure de pause ou si c’est l’effet du nouveau taping ?...

Je double un coureur Australien qui traine la patte. Le Crocodile Dundee s’aide de 2 branches d’arbre qu’il a dû récupérer dans la montagne. On dirait un éclopé. J’en aurais vu, depuis Champex, des coureurs déglingués, de vrais zombis, qui malgré leur état plus que abîmé, poursuivent leur route avec une volonté intacte. Ils veulent, comme moi, aller jusqu’au bout et, ce, quel que soit le prix à payer. Tous les maux ressentis n’ébranlent pas leur motivation. L’envie de finir, de réussir ce challenge est plus fort que tout. Il n’y a pas d’explication à ça, juste une inaltérable résolution.

De curieuses images incongrues défilent dans ma tête. Des paysages grecs. La plage de Paltsi, la baie de Limèni, le sommet du Psiloritis, la chapelle Spiléotissa… Des images qui me renvoient à des lieux de quiétude que j’affectionne particulièrement. Je les interprète comme étant des messages positifs adressés par mon cerveau pour m’encourager à rester dans la course. Il aurait pu tout autant m’envoyer des images de poulet rôti ou de matelas Dunlopino…

PARJe rentre dans le Parc des Aiguilles Rouges.

C'est une véritable hécatombe. Des coureurs, laminés, dorment sur les tables de pique-nique, d’autres contre la maison du Parc, d’autres, en vrac, dans l’herbe. J’attaque l’ascension du Col des Montets d’un pas décidé. Une force et une motivation incroyables me propulsent vers l’avant, vers le haut. J’ai l’impression d’attaquer une nouvelle course, frais et rechargé. Je double plusieurs coureurs jusqu’à rejoindre Lilian, un gars d’Istres. Je tiens une forme imprévisible. Je colle Lilian aux fesses et, dans un virage, je le double en lui criant « Allez, accroche-toi !... ».

C’est moi qui ait dit ça ???... Moi, l’estropié de Vallorcine, l’explosé du Col Ferret !... C’est moi qui harangue les autres ?... Que m’arrive-t-il ?... L’odeur de l’écurie qui se rapproche, l’euphorie de la certitude d’être finisher ? La sensation d’être enfin « libre », de faire UN avec la montagne, de toiser le Mont Blanc sans crainte, ni suffisance… Je me demande où je puise toute cette énergie, je me demande aussi si ces ressources soudaines sont inépuisables ?...

Lilian me suit. Nous arrivons rapidement au Col des Montets. La suite, jusqu’à la tant redouté Tête aux Vents, se fait dans des chaos de pierres. Il faut enjamber, sauter, s’aider de ses mains parfois. C’est assez technique. J’adore ce type de terrain à mi-chemin entre la course et l’escalade. On prend une poignée de secondes pour admirer un jeune bouquetin qui broute paisiblement sans s’occuper de nous. Au check-point de la Tête aux Vents, le contrôleur nous félicite et nous parle de la « barre des 40 heures »… Sur le moment, je ne comprends pas ce qu’il cherche à nous dire. Je suis un peu en mode automatique. Je trottine sans fatigue, sans réfléchir. Je gambade entre les cailloux, saute les gros rochers. Je m’amuse. Mon esprit est ailleurs. Déjà à Chamonix…

Cette phrase « barre des 40 heures » se répète en boucle dans un coin de ma tête. Et, je réalise. Je réalise, qu’en ne traînant pas, on peut franchir la ligne d’arrivée en moins de 40 heures !... Le temps, le chrono, la performance ne représente rien pour moi, surtout à ce moment-là. Mais, toutefois, je me surprends à penser que cela serait un bonheur incommensurable que de boucler cette folle épopée en un temps symbolique. Cette idée résonne en moi comme une évidence. Elle me sort de mes douces rêveries. Le déambulateur redevient coureur.

Une chanson du groupe australien Tame Impala revient à ma mémoire.

Let it happen, let it happen, It's gonna feel so good (Laisse faire, laisse faire, ça va aller si bien)
Maybe I was ready all along… (Peut-être étais-je prêt tout le long…)

Nous poursuivons, sur un monotrace rocailleux et accidenté jusqu’à La Flégère.  La gare du télésiège brille au loin, cela me galvanise d’autant plus. Toujours aucune sensation douloureuse dans les genoux. J’élève le kiné Sylvain au rang des dieux-vivants !...

J’entraîne toujours Lilian dans mon sillage. Il a de plus en plus de mal à me suivre. Je ralentis un peu l’allure mais je finis par le distancer. Chemin faisant, je rejoins Geneviève,  la dynamique Lyonnaise rencontrée la veille au Col du Grand Ferret. Un chamois traverse le sentier, devant nous, à une vitesse et avec une aisance surprenantes.

FLEGERE

J’arrive à La Flégère en courant ce qui époustoufle les contrôleurs. Cela m’époustoufle tout autant. Je me ravitaille copieusement en attendant Lionel qui me rejoint assez vite. Geneviève nous annonce qu’elle va descendre tranquillement avec son copain (qui vient de la rejoindre). Avec Lionel nous n’avons que cette « barre des 40 heures » en tête. Je range mes bâtons dans mon sac vu qu’il n’y a quasiment plus que de la descente.

Je gobe un dernier gel hyper-glucidique qui me remue les tripes.

Un bénévole me crie, l’air enjoué, « Allez !... Bravo !... Un dernier effort et c’est terminé !... ». Je réalise alors que l’UTMB est en passe d’être fini. Bizarrement, au lieu de m’en réjouir, je le regrette presque. Qui pourrait se réjouir qu’une aventure se termine… Je repense au GR20 réalisé en 5 jours avec mon ami Hubert. A notre arrivée à Conca, nous étions partagés entre la joie, la délivrance et la déception. L’arrivée signait la fin de notre périple, la fin de notre épopée.

Lionel et moi quittons les lieux à toute allure. La descente d’une piste de ski me cisaille les cuisses mais je ne ralentis pas pour autant. S’en suit un large sentier qui descend sèchement en lacets. J’accélère. Lilian décroche assez vite. Je double une dizaine de concurrents qui marchent, certains en marche-arrière…

J’espère pouvoir tenir ce rythme infernal jusqu’au bout… J’ai peur de ne pas y arriver, d’exploser mes quadriceps, d’imploser mes genoux… Peur de payer très cher, dans quelques instants, cet excès de hardiesse… Ma conscience me met un coup de pied au cul !... Qu’est-ce qu’il a dit Nikos le Crétois !... Pas de peur ! Pas d’espoirs !... Sois libre et fonces !...

Je rattrape 2 coureurs et me mets au défi de les doubler. La chose n’est pas facile car ils descendent à un bon train. Quand, au bout de plusieurs minutes, j’y parviens enfin, je m’aperçois qu’ils portent un dossard de la PTL (Petite Trotte à Léon). Respect à eux !...

Je commence à croiser des randonneurs et des supporteurs, signe que le fond de vallée se rapproche. Mon genou gauche me titille. Il est endolori à cause de la cadence infernale que je lui impose mais rien à voir avec les douleurs acérées de Trient. Je commence à voir des toitures de maisons.

Chamonix me voilà !...

Je rentre à toute vitesse dans la ville, les yeux rivés sur ma Suunto. Mon chrono affiche 39h 53’… Il me reste 7 minutes pour passer sous la « barre des 40 h ». Je passe devant le gymnase où nous avons déposé, il y a deux jours, nos sacs de délestage. Je sais la fin très proche. J’accélère encore. C’est complètement fou, après près de 40 heures de course, d’accélérer pour gagner de précieuses et ridicules secondes. Mais je me suis embarqué dans ce challenge des 40 heures et rien ne peut m’en écarter. Ni la raison, ni la sagesse. Alors que je croyais être arrivé, je m’aperçois que les organisateurs ont tracé une fin de parcours qui sillonne le centre-ville. Peu importe, je continue d’accélérer. Une foule immense est amoncelée derrière les barrières. Les applaudissements sont assourdissants. J’entends une voix, au micro, qui félicite un coureur qui vient de terminer. Putain !... Je suis tout près… J’affiche un sourire d’ahuri. Je vole sur le bitume. Encore 2 virages.

Plus qu’1.

Les encouragements des spectateurs se noient dans un intense brouhaha. Tellement intense que je ne l’entends plus. J’aperçois l’arche d’arrivée. L’émotion m’envahit, des larmes m’inondent les yeux. Cathy est là, sourire au visage, appareil-photo à la main. Pour elle aussi, la folle cavalcade dans les Alpes s’achèvent. Les flashes crépitent. Je suis sur un nuage. Je franchis la ligne dans un ultime saut, mains levées au ciel, doigts écartés…

Fin du calvaire, fin des hostilités, fin du rêve qui est devenu réalité.

L’affichage digital affiche : N°887 = 39 h 57’ 42’’… 713ième au classement scratch / 80ième catégorie V2H.

Mes pensées virevoltent… Un immense bonheur me submerge. Putain ! Je l’ai fait !... I did it !... Je suis juste heureux, même pas fier. Je suis finisher de l’UTMB ! Je suis un UTMBéiste !...

ARRIVEE SAUT-MiNi   FINISHER-MiNi

ARRIVEE KAT-MiNi ARRIVEE SOURIRE-MiNi

Franchir la ligne d’arrivée sous la barrière horaire imposée est la cerise sur le gâteau. C’est le bouquet qui clos le feu d’artifice. C’est le point final. Une dernière citation traverse mon esprit alors que, le corps en ruine, les yeux hagards, le cerveau disjoncté, je me retrouve, avec d’autres coureurs, devant un sikh enturbanné qui offre du Yogi Tea. « Le bonheur n’est pas au bout du chemin. Il est le chemin. »…

Le bonheur n’est pas au bout de l’UTMB. Il est l’UTMB…

(*) Un taping est  un traitement de physiothérapie destiné à soulager la gêne fonctionnelle et la douleur dans les atteintes musculo-articulaires bénignes. Ces rubans autocollants permettent une contentionsouple.

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Commentaires
J
Recit prenant. On s'y croirait. Spectateur cette année je croise les doigts pour être acteur en 2016.
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S
Un beau récit pour une magnifique aventure...Bravo!
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alta via
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