COURMAYEUR-CHAMPEX-CHAMONIX
« Dans la descente sur Vallorcine, je cours depuis de longues minutes en « mode automatique ». A la fois concentré sur le chemin et déconnecté de la réalité. Le faisceau de la frontale éclaire ma Suunto. Il est 3 h27’. Une question me traverse alors l’esprit : Sommes nous des êtres normaux ???... »
Lorsque
je me suis inscrit à la Courmayeur-Champex-Chamonix,
je me doutai bien que le défi serait dur à relever. 98 kms de distance,
5 500 mètres de dénivelé positif, entre 20 et 26 heures de course…, ces
chiffres, à eux seuls, laissaient présager que j’allais en baver. Dire que
certains qualifient la CCC de petit UTMB !... Laissez moi vous dire que la
CCC n’a rien, mais alors rien de PETIT.
« Alors que je me demandai si
nous étions des êtres normaux, une forme indéfini surgit de derrière un sapin.
Une petite femme, visiblement toute excitée, se mit à hurler des BRAVO !
et à nous applaudir frénétiquement. Si nous, nous n’étions pas normaux, que
dire de ces spectateurs ???... »
Tout
a commencé Vendredi matin. Avec Jean-luc d’en Bas (mon acolyte de Tours en
Savoie), nous avons récupéré nos dossards à Chamonix et pris la navette pour
Courmayeur. Il est 8 heures et quelques. Le départ est prévu à 10 heures. Cela
fait des mois que nous attendons avec fébrilité cet instant mais maintenant
qu’il est tout proche, doute et stress commencent à nous envahir. Les navettes
déversent leur flot de coureurs. La rue de centre-ville se remplit rapidement.
Les discours s’enchaînent au micro, tantôt en français, tantôt en italien. Nous
vérifions le contenu et le rangement de nos sacs. Autour de nous les coureurs
s’affairent, discutent, s’étirent, protègent leurs pieds, rient jaune…
9
h45, un officiel s’adresse à nous :
«Nous allons maintenant respecter
une minute de silence en hommage des 3 trailers disparus tragiquement au Raid
du Mercantour ».
La
ville, jusqu’alors si bruyante, devient subitement silencieuse. Nous pratiquons
tous le trail pour intensifier nos vies, pas pour les abréger. La tragédie du
Mercantour nous touche tous…
Les
hymnes nationaux des 3 pays traversés s’enchaînent et, à 10 h précises, le
départ est enfin donné. Nous traversons la ville sous l’acclamation de la
foule. Les spectateurs et supporters sont nombreux. Beaucoup sont équipés de
cloches à vaches. Les « Forza » et les « Bravo » fusent de
toute part. Cette joyeuse cacophonie nous transporte allègrement.
La
première étape est Bertone. Il y a quelques années, j’ai fait le Tour du Mont
Blanc à pieds, en 9 jours, avec ma fille et ma femme. Je me souviens que le
Refuge de Bertone est haut perché. Mais, il y a tellement de coureurs que la
course se transforme vite en marche et la montée à Bertone se fait en douceur.
La vue sur les glaciers du Mont Blanc est majestueuse. La Dent du Géant se
dresse fièrement. Le ciel est bleu azur, ponctué de quelques cumulus joufflus. Arrivée au refuge à 12 h 15. Un ravitaillement
liquide et de fervents bénévoles nous y attendent.
Nous filons bon train vers
Bonatti. Je double allègrement quelques coureurs-marcheurs en empruntant un
sentier parallèle au principal. Jean-luc me suit en me conseillant de calmer
mon ardeur. Quelques minutes plus tard, je passe les paravalanches en bois,
curieuse architecture de montagne, et je m’aperçois que Jean-luc n’est plus
derrière.
Une file interminable de trailers s’étiole devant et derrière. La forme et l’enthousiasme étant au rendez-vous, je continue à dépasser les marcheurs. Je sais que je ne dois pas trop m’emporter mais je poursuis ma remontée. Une raide descente nous emmène dans un beau vallon typiquement alpestre, avec ses ruisseaux et ses troupeaux de vaches. J’arrive au Refuge Bonatti à 14 h10. Je n’ai pas vu passer ces 2 dernières heures. Je m’hydrate, fais le plein d’eau et j’attends mon collègue qui n’arrive pas ???... Je reprends la route sous un soleil de plomb. Petit sentier à contre-pente, descente radicale et me voilà déjà au refuge d’Arnuva (passage à 15 h03). Un ravitaillement solide y est servi et il sera le bienvenu. J’ai une énorme envie de salé. Je saute sur la soupe au vermicelle (savoureusement salée), la charcuterie et le fromage. Je remplis complètement ma poche à eau. Jean-luc n’est toujours pas là ?...
Un
anglais me montre une tache qui brille tout en haut sur la montagne d’en
face :
« We go there !... You
see, the yellow tents !... »
Il
me désigne les tentes igloo North Face qui sont plantées au Col Ferret. Elles
paraissent très loin, très hautes mais cela n’affecte pas mon moral. Je me sens
en forme et me persuade de diviser la course en étape plutôt que de la
considérer dans sa globalité. De nombreux spectateurs sont là pour nous
encourager. Je repars tranquillement en me disant que mon camarade finira bien
par me rejoindre. Nous passons devant le Refuge Eléna, son abreuvoir est pris
d’assaut. Puis, nous attaquons la montée au col Ferret. La pente est sacrément
raide, elle s’élève interminablement. De nouveaux glaciers se dévoilent, tous
aussi splendides les uns que les autres. Des coureurs font des pauses sur le
côté, certains ont l’air mal en point même s’ils affirment le contraire. Je me
colle à un Japonais qui marche bien. Mes yeux ne quittent pas le drapeau du
Pays du Soleil Levant qui orne son sac à dos. Je finis par atteindre le col à
16 h31. Cela fait 6 h30 que je cours. Un silence pesant règne au col. L’heure
n’est pas aux discussions mais à la récupération. Adréas, un coureur allemand,
brise la quiétude ambiante d’une sonore flatulence apparemment non maîtrisée.
La descente qui s’en suit nous fait gagner la Suisse en une demi-heure
seulement. A la Peule, un énorme drapeau arborant la croix helvétique flotte
dans la brise. 2 paysans allongés dans des chaises longues nous souhaitent la
bienvenue et nous invitent à boire à leur tuyau d’arrosage. Nous descendons
vers la Fouly à travers un paysage verdoyant. Je suis un petit groupe de
coureurs qui va bon train. La douleur qui me titille depuis quelques temps au
niveau du pied droit commence à s’intensifier. C’est mon « Morton »
qui se réveille (Le Syndrome de Morton est une irritation du nerf plantaire
entre les métatarsiens). Mauvaise limonade pour moi. Je suis obligé de courir
en limitant au maximum la pression. Je
calme le rythme et trottine ainsi jusqu’à la Fouly (17 h 52). Une véritable
ovation nous est faite lorsque nous arrivons à ce village. Un groupe de 3
filles m’acclame avec des « Allez Jean-luc » endiablés. Je n’ai
jamais eu autant de succès !... (Il faut dire que nos prénoms sont notés
en gros caractères sur les dossards, ainsi les gens amassés au bord de la route
peuvent sacander nos prénoms !... ceci étant l’une des très bonne
initiative de l’organisation). Ces mêmes filles se transforment en ardentes
supportrices en voyant mon t-shirt du Marseille Trail Club :
« Oh, c’est un
Marseillais !... Allez
Marseille !... Allez Marseille… »
Puis,
cela devient l’euphorie totale quand l’une de ces splendides créatures
s’aperçoit que j’ai un Buff de la Santamarriacia (trail corse fait au mois de
mai).
« Oh, en plus il porte nos
couleurs, les couleurs de la Santa !... Bravo ! Bravo !...»
J’arrive
un peu fatigué au ravitaillement de la Fouly. Ma douleur au pied empire. Il est
temps de marquer une bonne pause. Je m’arrête une vingtaine de minutes. Je me
couvre car un mauvais courant d’air balaie la pièce. Je me déchausse, ce qui
atténue de suite la douleur. Je prends un anti-inflammatoire et change de
chaussettes. 2 bols de soupe, 4 ou 5
tranches de saucisson, des Tucs, du thé, du Coca, du gâteau à la confiture
d’abricot… Je ne sais pas trop comment tout cela va se mélanger dans mon estomac
mais je suis trop affamé pour m’inquiéter avec ça. J’ai une pensée pour mes
copains du MTC (Pierre, Lulu, Thomas, Alexandra et les autres…), pour Michel
mon ami Suisse, pour Thomas, un coureur basque que j’ai rencontré la semaine
dernière lors de mon Tour du Queyras. Ces derniers vont prendre le départ de
l’UTMB dans quelques minutes… Je repars vers Champex en réduisant l’allure.
Toujours pas de nouvelle de mon collègue ?...
Le parcours le long de la
rivière va être dur. Je commence a accuser le coup. J’essaie d’accrocher des
coureurs qui s’avèrent être beaucoup trop rapides. Je cours néanmoins tout le
temps dans les descentes et sur le plat. Quand ça monte, je marche en poussant
sur les bâtons. Le passage au petit hameau de Praz de Fort restera gravé dans ma tête. L’accueil y est des plus
chaleureux. Des enfants ont improvisé un ravitaillement sauvage. Ils
remplissent les verres d’eau et viennent
nous les apporter en courant.
Le village de Praz de Fort est pittoresque avec
ses maisons de bois et ses abords particulièrement soignés. Ma douleur au pied
est toujours présente mais elle s’atténue. Je monte le sentier sinueux qui
rallie Champex en compagnie de Didier, un trailer de la région d’Annemasse qui
lorgne avec une envie non dissimulée sur mes bâtons. Nous croisons un papy
Suisse arborant un fringant survêtement satiné :
« Allez les gars ! A
l’allure ou vous marchez, vous serez là haut dans 30 minutes !... »
Quelques
lacets après, je tombe sur un secouriste qui assiste un coureur bien fatigué.
Ce dernier est enveloppé dans une couverture de survie, il tremble comme une
feuille et n’arrête pas de dire :
- Laissez moi dormir, laissez moi
dormir…
Ce
gars semble complètement vidé, sans plus aucune énergie.
31
minutes plus tard, j’arriverai à Champex. C’est l’effervescence. On se croirait
à une étape du Tour de France. Cris, banderoles, prénoms peints à la bombe sur
la route… Il est 20 h22. Je m’accorde trois quarts d’heure de pause
bienfaitrice. Soupe, pâtes chaudes (sans sauce), yaourts + quelques pommes de
terre personnelles. Je pense alors à Jacqueline (Tibichique) qui m’a conseillé
cet aliment « miracle » et à Cathy qui les a fait cuire, hier soir à
23 heures.
Je quitte mon t-shirt trempé pour une fine polaire et remplace mon
short par un corsaire règlementaire. A ma table, un Italien accuse le coup. Il
se tord de douleur. Il me fait comprendre que son « stomaco » est
perturbé et qu’il va devoir abandonner la course. Il a plus l’air déçu que
malade. D’un geste lent, je le vois dégrafer son dossard. Je repense à
l’article de Richet dans le dernier Endurance Mag. Un article sur l’abandon,
sur le renoncement. Un article intitulé à juste titre : « la petite
mort ». Je repense aussi à mon récent demi-tour à quelques mètres du
sommet du Mont Blanc. Il faut une sacrée dose d’abnégation pour accepter la
capitulation… Je retrouve mon compatriote Jean-luc attablé un peu plus loin. On
est bien content de se retrouver après ces 50 kilomètres en
« solitaire ». On s’habille chaudement (Buff sur la tête, gants…), on
sort nos frontales, on remplit nos
Camelback et on reprend la route. Nous savons que la seconde partie va être
dure. « Tout commence à
Champex !» clamait un internaute sur le forum de l’UTMB... La nuit est
tombée. Nous passons devant le grand lac sombre. Les marquages fluorescents
nous guident dans la noirceur. Nous savons que la suite du parcours est
composée de 3 fortes montées, chacune suivies de fortes descentes. La première
montée nous conduit à Bovine. Le sentier est jonché de gros cailloux qu’il nous
faut enjamber. Jean-luc est devant. Nous montons lentement, comme au ralenti.
La douleur de mon pied a presque disparu ce qui me soulage grandement. Nous
traversons plusieurs fois un ruisseau aux galets humides. Un gros brouillard et
un fort vent nous surprennent en dessous du col. L’ambiance est fraîche mais
nous sommes en ébullition dans nos polaires. L’accueil à Bovine est
réconfortant. Nous y apprécierons la traditionnelle soupe chaude aux
vermicelles et le thé bouillant. Il est 23 h25. Malgré l’heure tardive, la
bonne humeur des bénévoles est constante. Le début de la descente sur Trient se
fera en marchant, au jugé dans la brume. Nos frontales sont puissantes mais
n’éclairent à pas plus de 2 mètres. Plus bas, la visibilité s’améliore. La vue
plongeante sur Martigny est magique. Les illuminations de la ville scintillent
dans la pénombre. On dirait un oasis de lumière dans un désert de noirceur.
Quelques étoiles apparaissent entre les bancs de nuages. Nous atteignons Trient
à 1 heure du matin. Nous prenons notre temps. Le chronomètre et le classement n’ont
plus de sens, l’important désormais est de finir le parcours sans trop de
dégâts. Il nous faut gérer correctement la fin de la course. La musique à
Trient est bonne (Peter Gabriel, U2, Yes…), la soupe est chaude, les autres
coureurs bavards et pas pressés. Nous y restons une bonne demi-heure. Un
Parisien soigne ses pieds couverts d’ampoules et de fissures :
- J’ai tout essayé : Compeed,
jus de citron, urine… rien n’y fait !...
Ces
pieds sont recouverts de pansements. Je le plains car nos pieds sont nos
meilleurs alliés. Si ces derniers sont défaillants, la poursuite de l’aventure
peut vite être compromise. A 1 h30 du matin, revigoré, nous attaquons la
grimpette vers Catogne. Le sentier est propre, sans piège. Il monte dans de
grands lacets réguliers. Je passe devant J-luc, il me colle au train. 1 heure
et demi plus tard, nous pointons à Catogne. Un grand feu de bois apparaît dans
la brume retrouvée. La descente sur Vallorcine est interminable. Plus personne
ne court. La marche est hasardeuse. Beaucoup zigzaguent dans des démarches
chaloupées. Des chevilles se tordent. Des insultes fusent. Des rôts
retentissent, signes de surconsommation de Coca ou de Bicarbonte de sodium (ou
des deux à la fois…). Les rubalises fluorescentes, agitées par un léger vent,
semblent nous faire signe. Je prends un gel pour me requinquer en sucre rapide.
Nous arrivons à Vallorcine à 4 heures du matin. De nombreux spectateurs sont là
pour nous accueillir. Ces gens là sont admirables. A une heure où le commun des
mortels dort paisiblement, eux sont là, dans le froid, à féliciter et
encourager tous les coureurs. Ils crient nos prénoms, ce qui nous procure un
regain d’énergie… Nous avions décidé de ne pas nous arrêter à Vallorcine mais
l’attrait de la soupe est plus fort que tout. Nous buvons aussi quelques verres de Coca, d’eau
gazeuse, de thé. Sur toute la course, nous aurons bu environ 13 litres de
liquide. Un expert comptable parisien nous explique la crise financière en 5
minutes.
Lorsque nous quittons l’aire de ravitaillement, une bruine fraîche
tombe. Nous n’enfilons pas nos coupe-vent, nous attendons pour cela que la
pluie soit plus forte. Rapidement, nous sommes au Col des Montets. Nous
traversons la route et passons devant le bâtiment des Aiguilles Rouges. Le
chemin s’élève subitement. De grandes marches nous font rapidement monter.
Notre rythme est lent mais régulier. Jean-luc s’accroche. Nous doublons
plusieurs coureurs visiblement exténués. Les cuisses durcissent. Je repense à
cette phrase de l’écrivain grec, Vassili Alexakis : « Prends patience car cette
montée où tu t’épuises te mènera bientôt à une douce pente ».
Cette phrase pourrait être un mantra à réciter religieusement pendant l’effort.
Je repense aussi à cette boutade lue dans un récent article, un truc qui disait
à peu prés cela : « Les
trailers sont et seront toujours des éternels insatisfaits. Quand ils montent,
ils rêvent de descendre. Quand ils descendent, ils leur tardent de
monter… ». Je raconte ça à Jean-luc. Ça ne le fait pas rire… Une autre phrase me revient en tête, celle de l’alpiniste
Kurt Diemberger « Ralentis, sinon cela finira trop vite ». Ralentir,
profiter de l’instant présent, regarder à droite et à gauche, savourer cette
chance inouïe que nous avons d’être ici, faire en sorte que ce moment d’exception
dure le plus longtemps… Au bout de 2 heures d’efforts, nous pensons atteindre
le point sommital du parcours. Deux américains sont arrêtés sur un rocher. Un
enroule son collègue dans une couverture de survie.
- It’s OK ? You need assistance ?...
Celui qui est debout nous assure que tout va bien et que son ami a juste besoin d’un peu de repos. Pas de contrôleur à l’horizon, nous ne sommes donc pas au sommet de la Tête aux Vents. Une longue traversée dans un pierrier instable nous y conduira. Le jour se lève. La vallée de Chamonix, tout comme le Mont Blanc, sont pris dans les nuages. Les bénévoles de la Tête aux Vents sont admirables, il fait ici un froid glacial. Il est 6 h35. Nous nous traînons jusqu’à la Flégère. Plusieurs coureurs nous doublent. 7 h 16, petite soupe, grand thé à la Flégère pour reprendre des forces avant la longue descente jusqu’à Cham. Nous poursuivons à pieds. Une bonne trentaine de concurrents nous dépasse. Les chevaux sentent l’odeur de l’écurie. J’ai envie de dévaler la pente en courant mais je préfère rester avec Jean-luc et finir la course avec lui. 8 h25, nous entrons dans Chamonix. L’excitation monte. La foule est rassemblée derrière les barrières qui nous canalisent. Nous reprenons la couse côte à côte de long de l’Arve et traversons la ville sous les applaudissements. Nous arrivons, à 8 h 35, main dans la main, après 22 heures et 30 minutes de course… Epuisés mais fiers d’être des FINISHERS de cette CCC 2009. La bière, prise à la terrasse du bar près de l’arche d’arrivée, aura un goût de récompense !...
Vendredi 28 et samedi
29 août 2009. 98 kms / 5 500 m D+ / 22 h33 / 639ième sur 1 200
et qques finishers.